Capitals
Seconde exposition personnelle de Jan Kopp à la Galerie Laurence Bernard, Genève
du 11.11.2017 au 11.01.2018
Le jeu joue un rôle central dans le travail de Jan Kopp. Non pas le jeu au sens de l’entertainment, du divertissement, au sens donc d’un dérivatif (ce que Pascal condamnait au plus au point en y voyant une version possible de l’esclavage). Mais le jeu dans sa dimension anthropologique : un ensemble de gestes, de règles, d’opérations, qui suspendent l’habituelle valeur d’usage des objets et des gestes pour créer avec eux une forme de vie. Le jeu donc comme moyen d’inventer des univers de formes, comme façon d’agir, le jeu comme manière de faire des mondes. Sans doute n’est-il pas le seul artiste – ni le premier – à poser cela, à l’affirmer. Mais il le fait avec des outils à lui, avec des moyens singuliers, qui lui donnent un profil à part dans la somme des jeux et des gestes que la sphère de l’art propose aujourd’hui.
Une œuvre ancienne peut être ici mobilisée qui permet de fixer quelques idées. En 2010 Jan Kopp a créé une pièce, Le Jeu sans fin, pour une exposition organisée par le Kunstraum Dornbirn en Autriche. Près de onze pendules de Foucault mesurant chacun onze mètres de hauteur furent installés dans un espace permettant à onze sphères suspendues chacune au bout d’un câble et mises en mouvement de toucher des billes en verre coloré dispersées sur un plateau. L’oscillation des pendules était continue, si bien que le jeu était sans cesse remis en jeu. Résultat : cette pièce inventait un rapport à la quasi-éternité avec des moyens finis dans un cadre donné. Car c’est un mouvement pratiquement sans fin et contextuel qui était proposé, une sorte de machine silencieuse et inépuisable qui revenait sur elle-même sans jamais se répéter, qui poursuivait sa route dans un périmètre compté sans revenir sur ses pas : le jeu met de la profondeur dans le monde, il introduit de l’inépuisable dans un lieu fixé et à un moment donné.
On voit ce qui est possible avec le jeu : il invente d’autres mondes dans le monde, il fait de ce qui se passe ici bas le moyen – le substrat – d’une autre possibilité de mondialisation, une mondialisation immanente à la mondanéité du monde – et que nous n’avions pas vue.
Dans ses œuvres les plus récentes, celles qui sont montrées à Genève grâce à Laurence Bernard, Jan Kopp est plus que jamais dans le monde et il parvient à donner du jeu à ce dernier, à créer des béances pour faire un pas de plus dans la direction d’un jeu qui nous sauve du divertissement sans nous enchaîner à des règles du jeu. Dans Courir Niemeyer, un film tourné le 21 avril 2013 à Tripoli, au Liban, par plusieurs personnes du collectif Suspended Spaces auquel appartient Jan Kopp, et dont le montage a été fait par l’artiste lui-même, on le voit courir en extérieur dans un parc occupé par une architecture vide, de toute évidence délaissée. Il s’agit d’un site d’une dizaine d’hectares construit près du port de Tripoli – le chantier a été stoppé en 1975 – destiné à accueillir une foire internationale. Conçu par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer après que ce dernier eut réalisé Brasilia, ce projet moderne est inachevé et l’architecture, jamais utilisée, est restée telle quelle. Zone fantôme, espace disponible et hors temps, cette partie de la ville de Tripoli offre un écrin extrêmement chargé historiquement et étonnement dégagé de toute actualité, étonnement absent à l’histoire immédiate, un écrin disponible extrêmement signifiant et sans véritable usage. Jan Kopp choisit donc d’arpenter la mémoire du modernisme, de courir dans l’espace et dans le temps de son histoire, de faire la course avec elle – façon de négocier aujourd’hui avec le passé. De L’homme qui court de Malevitch (1933) à la visite ultra-rapide de la grande galerie du Louvre filmée dans Bande à part par Godard (1964), et au-delà, les références sont nombreuses à pourvoir être convoquées pour mettre en perspective historique ce parcours, cette visite rien moins qu’orthodoxe. Mais la vérité de l’œuvre est peut-être ailleurs : elle est peut-être aussi dans le fait que jouer avec le temps et l’espace hautement référencés, s’épuiser à les parcourir en tout sens et à prendre la mesurer de leur immensité, c’est trouver un moyen de se déplacer comme un individu à part entière, c’est jouer avec le monde et dans le monde pour inventer son propre trajet dans le monde.
Dans un second film, Jan Kopp s’appuie à nouveau sur un territoire très marqué historiquement, ce qui fait aussi de ce travail une œuvre contextuelle. Fordlândia est le nom donné à une ville nouvelle, une cité ouvrière, bâtie par l’industriel américain Henry Ford en 1928 sur une immense concession au bord du Rio Tapajós dans l’État de Pará au Brésil. L’ambition était d’y établir sa propre production de caoutchouc indispensable à la fabrication de pneus. Un territoire entier, avec hôpital (dessiné par Albert Kahn, lequel a fait toutes les usines Ford de Détroit), école, a ainsi émergé d’une volonté de maîtrise. L’échec fut cependant patent et ne reste aujourd’hui de cette ambition, qui s’est notamment soldée par la destruction d’une partie de la biosphère, qu’une ville fantôme de 3000 habitants. Capital Fordlandia 1 a été filmé dans l’usine Ford laissée à l’abandon aujourd’hui encore. Une fois de plus le choix du cadre se porte sur un lieu extrêmement connoté historiquement et culturellement, et en suspension comme espace et dans le temps. La caméra surplombe le sol en bois de l’usine si bien que le spectateur regarde d’emblée une manière de tableau matériel et abstrait, un tableau concret qui lui fait face. Puis un homme – l’artiste en l’occurrence – commence à ranger très précisément sur la droite de l’image des objets ou fragments d’objets en acier probablement issus, pour leur plus grande partie, de systèmes mécaniques. Ce tapis métallique s’étend progressivement sur la gauche de l’image, l’homme démultipliant ses efforts et ses gestes pour couvrir la surface d’opération qui est aussi une surface de vision. Puis cette nappe faite de formes en acier aux configurations fort diverses – une sorte de répertoire de formes industrielles – se déplace vers la gauche avant de disparaître du regard en laissant devant nous le tableau initial. Ce jeu avec des formes ready-made est filmé en accéléré si bien que l’action et le son donnent à cette pièce un côté burlesque, chaplinien – le Chaplin des Temps modernes. Dans Capital Fordlandia 1, on revient au point de départ après avoir fait un long détour par le monde, dans le monde, après avoir collectionné bon nombre d’objets du monde, ceux qui sont en tout cas disponibles sur le lieu de l’action. En apparence, c’est un jeu à somme nulle, une façon de faire et de défaire pour ne rien faire. Mais en réalité il s’est agi de dresser un état des lieux à partir de la mémoire matérielle du lieu, de faire histoire mine de rien – une histoire pauvre avec des objets et des formes de peu –, il s’est agi de faire un inventaire en faisant apparaître et disparaître des vestiges, des restes d’autant plus frappants qu’ils ne sont là que pour un moment, que dans l’instant du jeu.
Aux côtés de ces deux films, Constellation ordinaire #9 (2017) et Constellation ordinaire #7 (2016) complètent la présentation. La première œuvre faite de grappes d’alvéoles de miel soutenues par des mikados – un jeu de société dans le jeu de l’art – posés sur une table recouverte d’un miroir, se présente comme une ville utopique, un possible avenir pour un système d’habitation jamais vu. Si les deux films passent par le réel tel qu’il est pour le faire apparaître d’une autre manière, cette construction l’anticipe avec des moyens très fragiles, délicats même, qui ne sont pas sans faire écho à certains projets de Yona Friedman. Ceux-ci auraient trouvé ici une résonance allégorique, non systématique, entée sur une approche inversée du matériau (on part de la nature avec le miel et sa récolte pour aller vers la ville avec sa hauteur et son artificialité), le tout constituant un système non figé, évolutif (le miel continue de couler après sa récolte), une architecture organique à la beauté flagrante.
Enfin, Constellation ordinaire #7 est un assemblage mural composé de tambourins de dimensions diverses recouverts en partie de poudre de charbon brûlé. Sorte de musique silencieuse – l’acte de jouer de la musique fait encore partie d’un jeu – et visuelle, cette œuvre en forme de spirale ouvre aussi les objets qu’elle spatialise à d’autres opérations. Car le tambourin peut servir à moissonner en permettant de trier, avec le vent, le bon grain de l’ivraie, et le jeu de la fonction, le jeu des variations de la valeur d’usage, est aussi inscrit dans l’œuvre.
De ce parcours ressort l’image d’un monde animé, c’est-à-dire traversé par un ensemble de mouvements qui le constituent et qui le déplacent, qui le constituent parce qu’ils le déplacent. Et le jeu n’est-il pas, par nature, une façon de déplacer les valeurs et les identités, les fonctions et les usages, de faire autrement en inventant d’autres règles, quelquefois avec les moyens du bord ? De faire des mondes donc qui ne sont rien d’autre que de vastes anticipations de ce que pourrait être l’existence entière mise en jeu.
Octobre 2017
Cléan Polinaires