La galerie Laurence Bernard est heureuse de présenter pour la troisième fois une exposition personnelle de l'artiste Koka Ramishvili. Consacrée à la peinture, l'exposition Selected Landscapes, regroupe oeuvres récentes et plus anciennes, présentées en séries et poursuivant le travail de l'artiste sur la représentation « en glissement » : tronquées, vues en mouvement, les images possèdent en puissance leur propre potentiel de déconstruction. Les recherches de Ramishvili sur la diffraction de la lumière, la résonance physique de couleurs aux références symbolistes ou mystiques, ouvrent des perspectives nouvelles dans cette pratique marquée par le refus des limites du cadre.
Les œuvres de Koka Ramishvili s'inscrivent depuis plusieurs décennies dans une approche phénoménologique de l'image, dont la perception est préalablement analysée, formellement éprouvée par l'artiste, puis confiée au phénomène physique et psychique de la réception. Questionnée dans sa nature même de production visuelle, toute image, quel qu'en soit le médium, est ainsi l'objet de dissection de tous ses champs de définition - nature, matérialité, représentation - au profit d'une aura tenant de la lumière qu'elles diffractent, du mouvement qu'elles saisissent.
L'exposition Selected landscapes offre à voir un ensemble composé de trois œuvres-jalons de l'artiste et de nouvelles peintures et sculptures. Ces pièces inédites poursuivent pour certaines son travail sur la représentation en glissement : tronquées, les images possèdent en puissance leur propre potentiel de déconstruction. De nouvelles recherches ouvrent par ailleurs des perspectives dans une pratique marquée par le refus des limites du cadre et de l'emprise « totalitaire » de l'image.
CONNAÎTRE LE BLANC
After Monet et House in the mountain appartiennent à la première série de représentations confrontées au blanc de la toile, selon des perspectives mathématiques ou obliques induisant un glissement d'un plan à l'autre. Le motif, peint de mémoire, dans le silence de l'atelier et non en plein air, fait de la part référentielle des œuvres - D'après Monet - un premier sujet de manipulations. Sur ces souvenirs, la fragmentation des paysages opère à son tour des coupures épistémologiques, contre toute tentative de fixation d'un sens. Cette abstention de la totalité accroît le pouvoir de suggestion de l'image, la liberté de sa lecture ; elle affirme « le pouvoir, pour l'œuvre, d'être et non plus de représenter, d'être tout, mais sans contenus ou avec des contenus presque indifférents et ainsi d'affirmer ensemble l'absolu et le fragmentaire, la totalité, mais dans une forme qui, étant toutes formes, c'est-à-dire à la limite n'étant aucune, ne réalise pas le tout, mais le signifie en le suspendant, voire en le brisant »1.
Ce bris, en réaction à l'absence de systèmes autonomement admissibles, à la fragmentation de la post-modernité, libère l'image de sa mécanique de chose-à-regarder selon un protocole défini. « Ce blanc est fondamental. J'ai à présent le sentiment de très bien le connaître. »2 Il est l'acte d'achèvement de l'œuvre, lorsque l'artiste retire le cache qui le préservait et révèle la frontière qu'il a dressée entre image et non-image, figuration - aussi allusive soit-elle - et abstraction. L'épaisseur du trait ombre la limite d'un cadre dans le cadre. À la manière d'une image que l'on fait glisser sur un écran numérique, la représentation touche à sa propre dématérialisation, ou plus exactement déconstruction, le médium pictural empêchant, au dernier moment, sa disparition totale. Ce que l'œuvre retient, c'est un morceau trop menu pour être la fenêtre albertienne, et trop présent pour être « l'abîme libre blanc, l'infini (...) devant vous »3 : entre la surface contre laquelle l'œil bute, et le vide dans lequel il tombe.
LA COULEUR, CET ESPACE
La couleur relève, chez Koka Ramishvili, de la perception plus que d'une qualification objective, et, à ce titre, du modèle moderne de la vision des couleurs, fondé sur la neurophysiologie. Cette position phénoménologique s'attache à une approche gœthienne et non newtonienne de la couleur : l'artiste « commence précisément là où la physique s'arrête »4 . Plutôt que le rendu méthodique de la spectroscopie, c'est « l'intensification » de la couleur, cette dynamique d'obscurcissement ou d'éclaircissement constituant les couleurs primaires, qui occupe son travail. Le ciel sans horizon de Sky over Cairo, Sunset early in the evening et Sunset late in the evening, la diffraction aqueuse des verts de Study for the Emerald sont à la fois eaux, ciels et recherches : sur les transitions d'un dégradé d'une même couleur ou de couleurs entre elles, leurs qualités de transformation et de profondeur malgré la planéité du support.
Née du mouvement, la couleur est espace. « Je suis le peintre de l'espace. Je ne suis pas un peintre abstrait ». De ces mots jetés avant de se jeter dans le vide, Yves Klein affirmait déjà la densité auratique des monochromes en bleu IKB. La matérialité opère chez Koka Ramishvili cet excès de matérialisation. Hors-cadre ou aura y sont manifestés par le vide du blanc, l'étude vibratoire des couleurs, le passage à la sculpture : Egypt of violet, Sunset, Blue horizon ont l'épaisseur d'un cube, comme un cadre qui se creuserait derrière un horizon sans fond. L'œuvre excède son support, introduit un espace dans l'espace de la pièce.
DOUBLE INTRIGUE
De nouvelles recherches, en formes de polyèdres vus de face ou de haut, tendent, par des phénomènes lumineux vibratoires et auratiques, à créer cette « double intrigue, au niveau du contenu et de la forme », née d'« idées traduites en images de manière telle que leur contenu contredit le moyen d'expression de la peinture »5. Là résident deux facteurs clés du travail de Koka Ramishvili : la multitude des médiums abordés, et les vases communicants de matéralités et dématérialisations que déversent l'une sur l'autre peinture, sculpture, photographie, vidéo. Le volume, la couleur, ou le blanc, œuvrent comme des éléments de glissement, voire de passage, malgré eux, constituant ce mystère que les tableaux de Mondrian par exemple, en associations de couleurs et formes et effets optiques, exploraient déjà : c'est la « destruction de l'apparence naturelle, mais la construction dans l'opposition de purs moyens : un rythme dynamique »6. Encore le mouvement : l'image filante d'un aéroport, vue au travers d'un hublot d'un avion dont l'on ne perçoit ni le contour, ni le passager, le clignotement de ses lumières de nuit, constituent ces phénomènes que la peinture, non qualifiée a priori pour en relever l'intermittence, donne à voir (Nightfly N°2 (Chance)).
Cette intrigue spectrale, entre chien et loup, tombe sur des pyramides comme un paysage de toute éternité, vibrant d'un clair de lune - Blue flame pyramids -, contre un coup de soleil du plein jour dissolvant les contours des choses, variation contemporaine du sfumuto vincien - Creation of the Pyramids. L'accumulation des formes, leur relevé comme en un document archéologique, ont trait à une harmonie sujette au tremblement : l'ancrage des choses n'a de solidité qu'apparente, même lorsque l'artiste s'abstient de tronquer l'image, maintient les proportions d'une figure théorique dont l'émergence a des allures de dissolution - Creation of the octahedron - : s'il est des faits, ils ne sont que flux.
Images en glissement à la perspective diagonale, vibrance d'un air dont l'on ne perçoit pas la présence mais l'effet, éblouissement de la couleur passant de l'obscur au clair, clignotements et vitesse participent à la singularité d'une pratique presque inqualifiable : abstraction, figuration, peinture aux mouvements de bande passante, signalent la contemporanéité d'un œuvre reposant à la fois sur la grande tradition picturale, et sur la dématéralisation de l'ère numérique. L'image ne peut être qu'une hypothèse, objet de recherches, et des mystères de sa perception. Reste la prééminence de formes nouvelles, explorées comme des géométries instables, ou l'architecture du corps, qui est chose physique, et chose spirituelle : un Temple.
Audrey Teichmann
1. M. Blanchot, L'entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 518.
2. Entretien avec l'artiste, Genève, septembre 2019.
3. K. Malevitch, « Le suprématisme », 1919, in Le miroir suprématiste, Écrits, Vol. II, éd. L'âge d'homme, Paris, 1975, p. 84.
4. W. Heisenberg, Conférence « The teachings of Gœthe and Newton in light of modern physics », 1941, in Philosophical problems of Quantum Physics, Woodbridge, Oxbow Press, 1979, pp. 60-76.
5. « Le scalpel de Walter Benjamin », entretien avec V. Misiano, in Koka Ramishvili, Déplacement, Éditions Centre de la Photographie Genève, Presses du réel, 2015, p. 11.
6. « ... destruction of natural appearance; and construction through continuous opposition of pure means - dynamic rhythm », P. Mondrian, à propos de Broadway Boogie-Woogie, 1942-1943, MoMA, New York.