A la galerie Laurence Bernard, l'artiste nous propose une exposition construite sous le signe d'un « voyage immobile ». Plus qu'un fil conducteur parfaitement tracé, cette intuition donne lieu à un ensemble d'images et d'amorces de narrations qui articulent, de manière inédite, temps et espaces, a priori inconciliables. Les œuvres réunies produisent autant qu'elles représentent ce déplacement au cours duquel les instants suspendus et les arrêts sur image sont privilégiés. Ce nomadisme mental emprunte une double direction : un chemin intérieur et subjectif (renvoyant à nos connaissances, nos souvenirs et nos mythes collectifs) et une ouverture vers ce qui nous dépasse (la nature, l'ailleurs, l'irréel).
Si l'artiste semble nous inviter tout d'abord, avec sa récente sculpture « habitable » From Walden to the space, à un voyage dans l'espace, sa présentation à l'arrêt dans l'exposition et le matériau modeste dans lequel elle est réalisée peuvent nous faire penser à cet extrait du film Sans soleil de Chris Marker, éclairant à plus d'un titre la démarche de Stéphane Thidet : « Après quelques tours du monde, seule la banalité m'intéresse encore. Je l'ai traquée pendant ce voyage avec l'acharnement d'un chasseur de primes ».
Vaisseau spatial construit à l'image d'une cabane, série de photographies en plan fixe de cales de portes, pleurs d'un nouveau-né transposés en partition : le voyage que nous propose l'artiste prend sa source dans le quotidien le plus familier et se matérialise à l'échelle 1. Dans son travail effectué sur le réel, l'artiste introduit une distance, une fracture qui lui permet d'en modifier l'aspect et aussi d'en augmenter le potentiel poétique et « idéal ». A partir d'un simple objet dont la fonction première est d'assurer l'immobilité, telle qu'une cale de porte, il parvient, en le multipliant et en le déplaçant de son contexte, à le transformer en une image archétypale du déplacement et de l'ouverture vers un ailleurs. Conjointement, il répond à l'immobilité de cet objet par une autre immobilité : celle de la capture photographique. L'addition de ces cales, pourtant exposées comme le seraient les objets d'étude d'un archéologue, condense les trajets effectués par l'artiste dans un ensemble « a-chronologique ». L'objet transposé en image devient paradoxalement plus sculptural et gagne en abstraction.
Dans une telle perspective, l'artiste a élaboré une partition musicale (une abstraction) à partir des pleurs d'un nouveau-né. Ce geste qui pourrait paraître impossible ou incertain transforme une réalité prosaïque sur laquelle la raison a peu de prise - une expression viscérale a priori inorganisée et aléatoire - en une transcription musicale qui se propose de « mettre en système » ce qui n'est encore, au mieux, qu'une amorce de langage. Si comme l'affirme Mel Bochner : « le langage n'est pas transparent », Stéphane Thidet, quant à lui, se lance le défi de traduire d'ineffables émotions. L'écoute de cette musique, étonnamment mélodieuse, produit un effet inattendu de disjonction entre la source et son interprétation.
Lorsque l'artiste se saisit d'objets usuels tels qu'une carte - objet normatif chargé d'indexer la réalité de manière objective et rationnelle - il les déconstruit par de légères opérations de retournement ou de distorsion. Dans un geste spontané et aléatoire, presque pictural, l'image numérique de la mappemonde semble s'effondrer sur elle-même. Dans cette masse fluide, les repères des rivages terrestres - que l'esprit ne peut s'empêcher de reconstituer - n'offrent plus que de vagues informations. Ils sont déstabilisés dans une sorte de chaos « originel ». La matière unitaire semble emportée par une dynamique contraire à la dérive des continents et aspirée en direction d'un nouveau centre de gravité comme dans un trou noir vertigineux.
Dans de nombreuses œuvres, l'artiste utilise des matériaux naturels. Le bois tout particulièrement fait osciller les formes entre deux pôles, le sauvage et le domestique, le naturel et le construit. Son usage évoque un « état naturel », un état d'harmonie primitif, réel ou fantasmé, qui serait peut-être celui recherché par l'écrivain Henry David Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois. Les objets construits dans ce matériau fondamental et élémentaire mettent en avant, sinon un intérêt pour l'esthétique du DIY, tout du moins une réflexion sur l'autonomie et les situations d'autogestion. Entre ébauche d'outil et objet de contemplation d'aspect fort précaire, la réunion d'une branche de frêne - fraîchement et artisanalement travaillée - et d'un vieux miroir cassé - surface de réflexion mais aussi ouverture vers le hors-champ- semble puiser son origine dans une hypothétique légende. Cet « arrêt sur image » ouvre un entre-deux troublant qui offre à l'esprit la possibilité de vagabonder aux lisières de la fiction.
Excepté le soleil se déploie comme un voyage au cours duquel l'inquiétude et la rêverie surgissent comme par effraction dans des chemins balisés et où le familier confortable vient à se fragiliser dans des sphères inaccessibles et indéterminées. Loin de la lumière aveuglante, le travail à la lumière crépusculaire serait peut-être la condition d'une lucidité accrue qui permettrait de rendre visible l'insoupçonné du réel, de saisir quelque chose de l'origine de l'espace et du temps et de rendre manifestes les mécanismes d'apparition des images.
Lionnel Gras
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