La saison des pluies réunit pour la première fois des aquarelles, réalisées au cours des derniers mois, et des photographies issues des deux dernières séries de Marie Bovo.
TEXTE DE L'EXPOSITION:
De : Laurence Bernard (galerie) laurence@galerielaurencebernard.ch
Objet : La saison des pluies
Date : 7 juin 2021 à 12h56
À : marie.bovo@free.fr
CC : Laurence Bernard (galerie) laurence@galerielaurencebernard.ch
Chère Marie,
En avant pour La saison des pluies et pour le choix d'une reproduction d'un Evening Setting pour le carton. Je vais faire des essais avec les deux images que tu as évoquées pour que nous puissions nous décider.
L'exposition rassemblera 3 séries d'oeuvres récentes. Deux séries de photographies et pour la première fois au sein d'une de tes expositions personnelles, sauf erreur de ma part, une série d'aquarelles sur papier.
Si tu as le temps, sinon je me débrouillerais sans, j'aimerais que tu me parles de ce qui vient avant la réalisation même de ton travail, de ce qui motive ton choix de t'arrêter sur un lieu ou sur des objets. Et puis il me semble intéressant aussi ici de savoir quelle importance a dans ton travail le format, l'échelle de tes oeuvres ?
Tiens moi au courant pour ton départ !
Je t'embrasse.
Laurence
Laurence Bernard
Galerie Laurence Bernard
37 rue des Bains
1205 Genève
De : Marie Bovo marie.bovo@free.fr
Objet : La saison des pluies
Date : 3 août 2021 à 23h11
À : laurence@galerielaurencebernard.ch
CC : Marie Bovo marie.bovo@free.fr
Chère Laurence,
C'est toujours l'été. C'est un milieu de journée. Des fenêtres de l'atelier, je vois le bleu du ciel. Fermer les yeux.
Puis les rouvrir. Iris, pupille qui se dilate, rideau. Clic-clac.
Tout à l'heure j'ai lu le Monde sur le téléphone, les incendies s'intensifient, le Delta se propage, des records sont battus aux JO. Je n'arrive d'ailleurs pas à m'intéresser aux JO de Tokyo, ni au rachat de l'ARN messager, le faut-il ? Chez le voisin, un canari chante sans trêve. Comment répondre à ton mail laissé trop longtemps en attente ?
Je t'imagine d'ici sourire. Tu te dis que je vais me défiler, que je vais répondre à côté. Pourtant c'est noté, la question n'est pas à côté mais avant. Ce qui vient avant la décantation, avant la réalisation même du travail...
Tu le sais, je ne crois pas aux effets de sens chronologique. C'est souvent un malentendu. Et s'il arrive que l'on range mes photos comme cela sous prétexte qu'elles comportent une date, une heure comme titre, peu importe. Pour ma part je n'oublie pas que le calendrier est une illusion de temporalité. Qu'une date débouche souvent sur un rapport insoupçonné entre le contemporain et le contretemps. L'intempestif ! Voilà : on pose le travail sur la table du temps et on sort faire un tour.
À propos de faire un tour, hier nous avons fait une promenade en ville avec Bartolomée. Tout y était blanc, écrasé, presque sans ombre à l'image du labyrinthe de Thésée, du moins c'est ainsi que je me le représente. À l'angle d'une rue, un mendiant debout tenait une pancarte où était inscrit je vous aime. Plus loin, dans ce même quartier, des objets abandonnés au sol voisinaient avec des détritus. Ça avait l'air d'une nature morte en passant. Comme je faisais
remarquer à Bartolomée que c'était plutôt moche, mais quand même, avec cette vie des choses qui ne sont pas à leur place, elle se mit à rire en ajoutant que je m'intéressais souvent aux choses qui se sont déplacées dehors. Finalement nous sommes rentrées. Le soleil était décidément trop à l'aplomb.
Maintenant en t'écrivant, je me dis qu'il y a peut-être là un élément de réponse. Toute cette précarité qui n'est pas que sociale, qui déborde du dedans au dehors et du dehors au dedans. La prolifération des sources, les voyageurs, les migrations, les légendes... toutes ces voix multiples, ces glissements, ces mouvements dans l'espace... Ces mouvements, parfois désespérés, il me semble les avoir toujours vus mieux qu'autre-chose.
Mais laissons cela. Pour l'instant je vis à Marseille comme on le mentionne dans les biographies. Ici nous sommes dans un conte oriental. Les soirs d'été, on met ses plus beaux habits et l'on se promène en famille. Dans la nuit c'est éblouissant de couleurs. Les marchands à la sauvette posent leur étal au sol, du thé à la menthe dans de grands
thermos est vendu par petits gobelets de carton, les enfants courent, des amoureux sont tapis dans l'obscurité. On déambule. Les scooters slaloment entre les passants. C'est un grand désordre. Tout bouge et le port n'est jamais loin. Oui, la ville est pauvre. Ses marges fluctuent sans cesse. Est-ce que j'avais ça en tête, avec le Kébab En suisse le Palais du roi ?
Je me souviens en tout cas, que le lieu était un pôle magnétique pour la vie nocturne et le regard. Comme il était éclairé par de nombreux néons on pouvait voir les céramiques de l'extérieur alors que de jour elles restaient invisibles pour qui n'entrait pas. J'y achetais des barquettes de frites bien avant d'avoir songé à le photographier. Je contemplais la
mer bleue et le paysage gréco-méditerranéen des céramiques. Je m'émerveillais des détails, un sanglier chassé par un chien, les citrons, les fleurs des lauriers roses. Je m'étonnais de nous trouver réunis, les autres clients et moi dans ce paysage irénique, pris dans le reflet des miroirs entre la broche du kébab et la télé Al-Jazira allumée non stop.
Plus tard, quand j'ai entrepris de photographier ce kébab, c'était une impulsion plutôt qu'un projet avoué.
J'ignorais bien sûr qu'il serait détruit quelques semaines après que les premières prises de vue furent réalisées. La violence sans bruit. C'est aussi ça cette ville. Aujourd'hui les céramiques sont sous une couche de placoplatre et de fausses céramiques. Quelle ironie !
Je sens bien que tout cela est vague, qu'il me faudrait te parler de méthode. Il y a quelques jours, j'ai entendu que la méthode suppose une décision préméditée. Que dans ces conditions c'est un moyen pour nous éviter d'aller dans tel ou tel lieu. Ou bien, c'est le chemin droit pour atteindre un but au risque de fétichiser ce but. Or étrangement, le chemin
droit désigne un lieu où l'on ne veut pas aller. Parce que suivre une méthode rentre au service d'une généralité, d'une moralité. Bartolomée qui lit par dessus mon épaule ce que je t'écris, me dit qu'avec mon sens déplorable de l'orientation, je ne risque pas de prendre le chemin droit. Alors, je cite de mémoire : « au milieu du chemin de notre vie /je me retrouvais
dans la forêt obscure/ car la voie droite était perdue ».
Voilà. C'est tout. Exit la méthode ! Des conversations échangées qui esquissent d'autres espaces, oui. Des choses entendues dans la rue, à la radio qui me font réagir sans que je sache pourquoi, aussi. Des images, des photos, des peintures qui me hantent. Et puis ces hasards, ces contingences, ces opportunismes de la vie.
Un coup de fil. Véronique, avec qui je n'ai plus de contact depuis plusieurs années, me propose de participer à un programme de résidence organisé par un mécénat d'entreprise marseillaise dans une plantation au Ghana. J'ai quelques jours pour prendre ma décision. Je cherche sur internet des informations sur la plantation et l'entreprise qui la
possède. Les rapports sont bons. Cela s'appelle Golden Exotics Ltd. à Kasunya, une plantation fair trade. Je ne suis pas certaine de savoir ce que le terme signifie concrètement.
Cette nuit-là, je rêvais de mes parents ouvriers. Au matin j'acceptais. J'imaginais filmer le travail...Ce que je finis par faire dans You have a day. Mais seulement lors de mon troisième séjour et je filmais également les jeux et la routine quotidienne.
En fait, j'aurais tout aussi bien pu commencer par tous ces textes lus depuis que je sais lire. Mais qu'en dire ?
Que les livres pour moi, sont d'abord de la géographie ? Des textes qui m'ont fait rêver d'habiter des lieux, de vivre cette vie-là.
Habiter, peut-être que ce serait une éthique en photographie. À moins que ce ne soit pour moi une nécessité, je ne sais pas. Je crois que j'ai besoin d'un peu de temps, d'une certaine immobilité. D'un peu de disparition, aussi.
C'est dans ce petit village agricole près du fleuve que j'ai le plus ressenti cette nécessité. Les premiers temps, je photographiais tout. Avec mon téléphone ou un petit appareil numérique. J'étais comme folle. Je ne voulais rien oublier. Ne pas perdre la petite fille en robe rouge que je croisais sous un flamboyant et qui partait à l'école. Le tronc des arbres peint
en blanc au bord de la Volta. Et puis ces maisons qui m'attiraient comme des aimants. J'étais encore pleine d'Europe.
Comment faire autrement ?
Ensuite, ça s'est apaisé. Je ne photographiais presque plus. Je commençais à m'intéresser vraiment à ce qui se passait autour de moi. Je savais que cette maison c'était la maison du père d'Erica. Qu'Eunice cherchait un travail. Que si je voulais sentir la journée, il fallait être debout avec le village qui se réveillait à l'aube. Que les ouvriers et les ouvrières
agricoles sans contrat venaient principalement de la partie animiste du village qui constituait des hameaux à l'écart. Que s'il y avait des trous en façade des petites constructions en terre à côté des maisons, c'étaient des cuisines. Que les
fumées de cuisson s'échappaient par ces trous mais que l'on cuisinait aussi bien au dehors que dans celles-ci. Que les notables du village étaient le plus souvent des évangélistes mais qu'il y avait aussi un temple protestant et dans le village voisin une petite mosquée. Que l'électricité sautait à chaque pluie et qu'il fallait parfois plusieurs jours avant qu'elle soit
rétablie. Que c'était surtout le soir que les familles se réunissaient, autour du repas. Dans la journée, il y avait le travail, l'école, les occupations, pas le temps de s'arrêter pour être ensemble ou alors les jours de fête ou de repos.
Pour la nuit. C'était prémédité. Tu vois, je me contredis ! Mais ça n'a pris son sens qu'une fois sur place. D'un coup il faisait nuit. D'un coup nous étions plongés dans l'obscurité. Jamais je n'avais connu un tel degré d'opacité. Il n'y avait presque aucun éclairage électrique dans le village. Eunice ou Justice - ce sont eux qui m'ont aidée à faire les démarches auprès des autorités du village pour photographier-, me désignaient les branchements clandestins qui reliaient certaines parties du village à l'électricité. Une prise et une ampoule électrique, c'est précieux pour recharger un téléphone et gagner un peu de temps sur la cécité. Le soir, les objets étaient posés là. Ils sortaient de l'ombre le temps que la lumière d'une unique ampoule électrique les tiennent en respect sous son halo.
Tu connais la suite.
J'ai installé ma chambre photographique devant les maisons ou les cuisines au moment où l'on préparait le repas et où chacun s'était absenté. Il n'y avait pas d'idée préétablie, ni non plus de démarche ethnographique. Mes hôtes cuisinaient, je photographiais. Saveur et savoir ne sont pas éloignés.
Plus tard, une fois rentrée en France, j'ai relu certains des livres qui m'avaient accompagnée au Ghana. Dans l'un d'entre eux, il y a ces phrases que je recopie : « Avant le souvenir, il y a d'abord la vue. Se souvenir, c'est voir littéralement, la trace laissée physiquement sur le corps d'un lieu par les évènements (...). Il n'y a cependant de corps d'un lieu qui ne soit, d'une certaine manière, en relation avec le corps humain. La vie elle-même doit prendre corps pour être reconnue comme réelle. ». C'est Agnès qui m'avait conseillé la lecture d' Achille Mbembé.
Cela dit, pour les aquarelles, tu as bien raison. Ce sont aussi des choses inanimées déplacées par les mouvements ténus qui s'improvisent au quotidien. Des traces, des fragments de ce qui reste de nos actions, d'un événement, d'un repas ou simplement ce qui est passé. Ici, comme à Kasunya, les objets sont astreints à l'espace par leur ombre portée sur le papier. Cette fois-ci, ce sont des choses avec lesquelles je vis. Parfois je casse un bol et je le mets de
côté pour le peindre et palier à la tristesse de l'avoir brisé. D'autres fois c'est un téléphone que j'ai fait tomber, sur l'écran duquel les SMS ont disparus, définitivement effacés. D'autres fois encore, je lis un article dans un journal et je le peins comme en réponse à ce qu'il énonce. Au début je trouvais dans l'atelier, des mouches, des papillons de nuit, des coléoptères qui s'étaient laissées piéger par les fenêtres closes et n'avaient pas survécu à la nuit. Je les ajoutais aux objets. Ensuite je ramassais les insectes morts partout où je peignais une aquarelle. Les fruits, les légumes, je les achète pour manger. J'en mets certains de côté pour les peindre. Ils charrient avec eux la saison, la géographie, un territoire symbolique. Les livres, ils trainent partout, je les ramasse aussi dans la rue. Enfin, même si c'est ma vie, j'aime à croire que cela pourrait être celle d'une ou d'un autre.
Pour le reste, je peux dire que ça s'apparente à la pratique du journal quotidien. Mais je pourrais tout aussi bien dire que ça imite un paysage. Un paysage en miniature. Un paysage d'objets. C'est ta question d'échelle. Bon. Je me dis que j'ai pris un fragment d'une de mes photographies et que j'ai condensé cette idée de trace à l'échelle d'un objet. À
moins que ce ne soit les objets qui fassent des mondes en réduction.
Me revient en mémoire une des premières photos de plage que j'ai réalisée à Marseille. Sur le bord droit, au bas de l'image, il y a une bouteille de bière verte. Je me rappelle avoir fait la photographie pour cette bouteille laissée sur la
plage. Mais aussi, d'avoir cadré de telle sorte que cela reste un détail à peine visible à l'échelle du paysage. On était en deux mille deux ou trois. À ce moment là, les questions d'empreinte écologique n'étaient pas le coeur des préoccupations.
Pour ma part, c'était le détail de l'empreinte humaine sur ce paysage que je photographie sans pour autant chercher à la moraliser. Au moment du tirage, quand je fixais les dimensions de cette image, je décidais d'un format enveloppant mais surtout pas surdimensionné. Les détails devaient rester des détails. Je préfère courir le risque qu'ils ne soient pas vus. Qu'il faille les chercher ! Comme dans le jeu des 7 erreurs. D'ailleurs au delà du format, c'est toujours un rapport d'échelle qui s'impose entre un environnement et sa représentation. Donc, il reste la possibilité d'un paysage d'objets. Un monde en
petit mais qui reflète le monde en grand.
Évidemment il y a la contrainte. Ça fait parti du jeu. Le papier aquarelle que j'ai choisi pour son blanc un peu froid m'assigne au format de ses cahiers. Est-ce pour cela que les objets dans mes aquarelles n'excèdent pas la taille qu'ils ont dans la réalité ? Je n'en suis pas si sûre. Après tout, pourquoi pas.
De te raconter toutes ces choses, je repense à des passages sur la méthode et la culture que j'ai lus il y a longtemps déjà. Dans ces lignes, la culture c'était la violence subie par la pensée. Ce que les grecs appelaient la paidéia.
Une formation de la pensée sous l'action de forces sélectives. Et ces forces engendrent une différence qui met en jeu l'inconscient du penseur. Étonnamment la culture comprise ainsi, est réfractaire à toute forme de pouvoir. Dans ce sens elle est à l'opposé de la méthode. Ce serait plutôt l'image d'une dispersion.
...
Je vais te laisser pour aller dans le jardin attendre la pluie. On l'a annoncée.
Retrouvons-nous comme prévu fin août à Genève.
Je t'embrasse.
Marie
Marie Bovo
16 Traverse Notre-Dame
13006 Marseille